L'Addiction cachée des U.S. à l'instabilité / America’s Hidden Addiction to Global Instability
Version Française
La dette n’est plus ce qu’elle fut. Historiquement, elle désignait une forme d’assujettissement : on devait parce qu’on manquait, on remboursait parce qu’on craignait. Le débiteur portait le stigmate de la dépendance ; le créancier incarnait, au contraire, la force, la patience, l’autorité. Cette configuration morale semblait stable, presque universelle. On ne prête pas aux pauvres, disait-on ; on leur impose, tout au plus, le devoir de se sacrifier.
Mais tout cela paraît s’être renversé. Aujourd’hui, la nation la plus puissante du monde — les États-Unis — est aussi la plus endettée. Ce n’est pourtant pas un handicap : c’est une position. Mieux, c’est une fonction impériale. Dans le même temps, les plus riches des individus — les oligarques de la Silicon Valley, Bernard Arnault, les gestionnaires de fonds, les capitaines d’industrie — s’endettent sans cesse, non pas pour survivre, mais pour acquérir : entreprises, brevets, influence, leviers. La dette, désormais, ne signale plus une faiblesse : elle atteste d’un pouvoir.
Ce n’est pas un paradoxe. C’est un déplacement de structure. Le pouvoir, aujourd’hui, se loge précisément dans la capacité à contracter des dettes sans avoir à les rembourser — ou à ne les rembourser que dans les termes que l’on aura soi-même dictés. Les États-Unis empruntent dans leur propre monnaie, auprès de créanciers qu’ils protègent militairement, dans un système financier qu’ils ont eux-mêmes façonné. Leur dette n’est pas une dépendance : c’est une matrice de dépendances. Elle fait système.
Plus profondément, cette dette est soutenue par ce que l’on pourrait appeler une logique de l’instabilité fonctionnelle. Car tant que le monde demeure dangereux, incertain, fragmenté, les États-Unis restent indispensables. Ce n’est pas seulement leur armée, ni même leur technologie, qui les rend centraux : c’est le chaos. Ils ne garantissent pas la paix — ils garantissent une forme de continuité dans le désordre. Ils sont l’ultime recours, le stabilisateur de dernier ressort, le pilier autour duquel s’agrègent, par réflexe ou par résignation, les nations désorientées.
Dans cette perspective, l’instabilité n’est plus une menace à conjurer, mais une énergie à canaliser. Il ne s’agit pas de provoquer le chaos, mais de le maintenir — à un niveau suffisamment élevé pour nourrir la dépendance, mais pas assez pour déclencher la rupture. C’est une géopolitique du désordre gouverné. L’Afghanistan, l’Irak, la Libye, la Syrie, l’Ukraine, Israel - Gaza/Iran — autant de théâtres où l’on n’a pas cherché à vaincre, ni même à pacifier, mais à produire une certaine forme de durabilité du conflit.
Cela ne relève pas de la malveillance, mais d’une forme d’intelligence systémique : dans l’architecture impériale contemporaine, la paix n’est pas rentable. Elle relâche la tension, elle affaiblit les justifications, elle crée de l’autonomie. Elle permet aux alliés de se détacher, aux ennemis de se réconcilier, aux blocs de se redessiner. La paix n’est pas seulement improbable : elle est contre-productive.
C’est sans doute dans cette logique qu’il faut comprendre la stratégie de Donald Trump — laquelle, sous ses dehors désordonnés, procède d’une intuition redoutablement cohérente. Il exige que les alliés se réarment, non pas pour qu’ils deviennent souverains, mais pour qu’ils achètent davantage d’armes américaines. Il ne veut pas des partenaires libres : il veut des clients, des investisseurs, des créditeurs captifs. Il transforme la dépendance militaire en dépendance logistique, technologique, doctrinale. L’illusion d’autonomie devient, en réalité, le degré suprême de la sujétion.
Il en résulte un monde paradoxal : un monde où l’instabilité n’est plus l’ennemie de l’ordre, mais sa condition de possibilité.
Un monde où la dette n’est plus un outil de régulation, mais un vecteur d’emprise.
Un monde où les empires ne conquièrent plus : ils attirent, désorientent, déstabilisent puis absorbent, contraignent par la dette et par la peur.
Ce monde, le nôtre, n’est pas celui de la guerre froide ni de la paix libérale. Il est celui d’une paix asymétrique, d’une stabilité déséquilibrée — une paix à crédit, garantie par la dette d’un empire et l’angoisse d’une fragilité résurgente.
Dans ce contexte, la véritable subversion c’est l’équilibre.
La véritable menace n’est pas la guerre. C’est la fin de la menace.
Et la véritable hérésie, c’est la paix.
English Version
Debt is supposed to be a sign of weakness. It traditionally marks those who depend on others to survive—those who borrow what they cannot produce or control, who commit themselves out of necessity, and repay under moral pressure. For centuries, economic textbooks, religious texts, and political doctrines have associated the debtor with guilt, obligation, and subordination. The creditor is imagined as powerful, sovereign; the debtor, dependent and bound.
Yet this logic has inverted. Today, the most indebted entities in the world are also the most powerful—above all, the United States. Far from being punished for its debt, the U.S. is strengthened by it. Likewise, private economic elites—multinational corporations, financial giants, and billionaires—use debt strategically, leveraging it to acquire ever more capital, assets, and influence. Meanwhile, the poor and the structurally dependent—developing nations, precarious workers, the global South—are either denied credit altogether or burdened with punitive repayment obligations.
This is not a paradox. It is a system. In the contemporary order, debt is not a constraint on the powerful—it is a tool they wield. The real stigma of debt, and the moral obligation to repay, applies only to those who cannot escape it. For the rich, debt is an opportunity. For the weak, it is a sentence.
The debt of the United States is the clearest example of this new logic. Far from being a fiscal vulnerability, U.S. public debt is the foundation of its global power. The U.S. borrows in its own currency, from creditors it dominates militarily and politically, within a global financial architecture it designed. U.S. Treasury bonds are bought en masse by allies—Japan, South Korea, Germany, Saudi Arabia—not just as a financial asset, but as a geopolitical pledge. Buying U.S. debt is not just investment; it is allegiance.
And this allegiance is not merely economic—it is strategic. The United States is not just the issuer of the dollar. It is the world's ultimate security guarantor. Its vast military apparatus, network of bases, and nuclear umbrella constitute a global system of protection. For many states, holding U.S. debt is a form of insurance: against regional threats, global instability, and, implicitly, the empire itself.
From this perspective, global instability is not a threat to the American-led order. It is its fuel.
The more unpredictable the world becomes—through war, geopolitical tension, terrorism, or systemic risk—the more central the U.S. appears. Every crisis reaffirms its indispensability: as military hegemon, financial backstop, and moral arbiter. The demand for dollars rises. The need for American protection deepens. The purchase of U.S. debt increases.
In this sense, instability is not a failure of the system. It is its operating principle.
This recontextualizes decades of U.S. foreign policy. From Iraq to Afghanistan, from Libya to Ukraine, conflicts are not resolved—they are prolonged, managed, sustained in a condition of entropy just short of collapse. These are not policy mistakes; they are outcomes. The U.S. does not need to win wars. It needs to preserve a calibrated state of disorder—serious enough to justify its continued dominance, but not so catastrophic as to threaten its core interests.
This logic is mirrored in the economic realm. As long as the global South remains dependent on Western aid, IMF liquidity, and dollar-denominated debt, it cannot organize an autonomous bloc. As long as Europe remains exposed to threats (real or imagined) from Russia or instability in the Middle East, it will continue to rely on NATO—and by extension, the United States—for defense. Even when allies are encouraged to "rearm," as in Donald Trump's transactional diplomacy, it is with American-made weapons, embedded in American-controlled systems, and calibrated to ensure strategic dependence.
This is not autonomy. It is satellization disguised as sovereignty.
In such a world, U.S. public debt is not a fiscal burden. It is imperial infrastructure. It is sustained not by budgetary discipline, but by a web of political, military, and symbolic interdependencies. Its credibility is backed not only by the dollar, but by the aircraft carrier, the security pact, and the permanent emergency. Peace, in this system, is not a universal good—it is a strategic risk. A multipolar, stabilized world would reduce demand for the dollar, for American weapons, for U.S. debt.
The conclusion is stark: the United States has a structural interest in maintaining global instability. Not chaos, not collapse—but a permanent low-level disorder that reinforces its role as the world’s indispensable power.
Thus, we must cease to think of debt as purely financial, or instability as a temporary crisis. Together, they form the dual scaffolding of the American-led order: a regime where power is exercised not through territorial conquest, but through monetary gravity and strategic insecurity. Debt circulates like a currency of submission; instability is administered like a utility.
In this empire of managed chaos, the true threat is not war—it is equilibrium. The true heresy is peace.